Dans notre société, et de façon magistrale à l'école, la réussite est normalement le but à atteindre. Réussir, être "bon", avoir de bonnes notes, passer en classe supérieure, "arriver", avoir une "Rolex à 50 ans", voilà l'idéal. Pourtant... Pourtant il est des échecs qui cuisent moins que la réussite.

Il était une fois un élève participant à l'atelier manga que j'anime les mardis soir. Il aimait dessiner, disait-il, mais ne savait pas. Il n'était pas doué, affirmait-il, et il enviait les camarades qui crayonnaient avec l'aisance qui lui manquait. Il faisait de tout petits dessins vite cochonnés et vite flanqués à la poubelle. Je l'encourageais à reprendre ses esquisses, à retravailler ses premiers jets qui le désespéraient. Je l'incitais aussi à demander conseil auprès de ses camarades plus expérimentés.

Un jour, à la fin de l'heure consacrée à l'atelier, il me confia un dessin qu'il souhaitait retrouver la semaine suivante. Je le félicitai : son dessin me semblait fort prometteur. Il accueilli alors mes compliments avec force protestations de modestie.

Je ne suis guère ordonnée, et le dessin patienta sur un coin de mon bureau, déclenchant nombre de réactions enthousiastes de la part d'élèves venus au CDI durant la semaine. L'un d'eux me demanda même l'autorisation de le décalquer. J'autorisai, en demandant à ce que le dessinateur soit mis au courant, et justement remercié.

Quelle ne fut pas ma surprise, le mardi suivant, lorsque je me suis faite tancer (de façon très respectueuse, je vous rassure) par le mangaka en herbe : on était venu le complimenter au sujet de son dessin, on le trouvait bon, on le montrait du doigt dans la cour. Tout cela était fort gênant, embarrassant. J'avais voulu valoriser ce garçon, il se retrouvait tout honteux de cette soudaine popularité.

Mais, sont-ce les compliments, cette soudaine mise en lumière de ses talents, qui le bouleversaient à ce point ou bien la crainte de devoir, désormais, être à la hauteur ? N'y-a-t-il pas derrière tout cela la peur que ce dessin si réussi ne soit qu'un hasard, qu'un coup unique et impossible à renouveler ? Je ne peux m'empêcher de penser que, derrière cet excès de modestie, se cache peut-être bien ce sentiment d'imposture que l'on a tous connu au moins une fois, et la peur de se voir remettre prochainement à sa place de mauvais, de nul (en dessin, en math, en ski, en amour, etc...) sous les quolibets.